DELPHINE PORTIER ET LES SILHOUETTES LASSES

Jean-Paul Gavard-Perret

critique d'art contemporain, maître de conférences en communication à l'Université de Savoie.

 

Chez Delphine Portier le corps s’allonge mais à la verticale. Disons plutôt qu’il s’étire sans se plaindre de la lumière qui s’accroche sur ses couleurs sombres. Rien pour le plaisir. On reste dans les soupentes de l’austère. Du moins en apparence. Le regard est pourtant fraternel. Fraternel mais solitaire. Les lèvres refont surface. Parcimonieusement mais non sans harmonie.


On ne doit pas confondre cependant les portraits de l’artiste avec ceux de sirènes. Leurs épaules sont marquées mais on ne sait qu’elle vie elles supportent. Tout reste par les formes et les couleurs sous le registre de l’énigme. Leur fixité émeut. Les femmes ne jouent pas les cajoleuses. Au contraire. Elles ne cherchent pas à séduire par effet de luxure.


A chacune son ghetto, sa fermeture. Edward Hopper ne les renierait pas même si chez lui on les sentirait plus atteintes par les bruits de la mer ou celui d’un passé amer. Quant aux polynésiennes et aux métisses nues de l’artiste Gauguin les auraient ignorées.
La féminité est ici venue de profond. Du squelette plus que de la complexion sourde d’une certaine volupté.


Chez Delphine Portier la sensualité est plus complexe, plus primitive et noueuse. La chair est esquivée au profit des aspérités osseuses afin de faire du corps plus qu’un simple ornement de matière. La lumière y joue bien autrement.


De tels portraits nous dévisagent ostensiblement. Jusqu’à provoquer une sorte de culpabilité. Ces femmes nous guettent telles des gardes-barrières en faction hors du temps, qu’elles soient d’ici ou d’ailleurs et qu’importe la peinture de leur peau.. Que s’est-il passé avant pour elles ? Qui leur tenait la main et qui leur parlait ? Leurs figurations sont autant de fissures qui bouleversent et tordent l’apparente ordonnance de leur port altier.


Le monde semble s’échapper comme si elles avaient été brûlées dont ne sait quel feu. Reste le combat qu’elles mènent en regardant au-delà d’elles-mêmes. Elles nous font la grâce parfois d’un regard sorti de leurs frêles silhouettes. Ces dernières portent bien haut leurs exigences à jamais rouillées de mémoire. Elles nous font parfois volte-face. Mais qu’importe. Chacune prend sa fatigue pour s’arracher à leur sveltesse et la porter plus loin. C’est alors qu’en s’éloignant elles se mettent à marcher au-dedans de nous-mêmes.

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Delphine Portier : les yeux jaunes du désespoir

 

Dans son atelier de Châteauneuf sur Cher, Delphine Portier peint des hommes et des femmes.
Des silhouettes et des regards en vérité. Sous la lumière crue de ses pinceaux, ils se livrent tout entiers, décharnés, à vif. Ces peintures bougent, elles interpellent, interrogent le spectateur qui n’en sortira pas indemne.


Cette fois, ma rubrique m’emmène au coeur du Berry, à Châteauneuf sur Cher, dans une charmante et grande maison au style très méditerranéen. L’occupante des lieux, Delphine Portier, m’invite à y pénétrer. Originaire de Fontainebleau, elle s’est installée en Berry après une étape en Polynésie française, sur l’île de Moorea. A bientôt 40 ans, cette artiste peintre et sculpteur, issue d’une famille d’artistes, s’inscrit dans la mouvance de l’expressionnisme allemand. Le corps humain l’intéresse, mais par dessus tout, c’est l’accentuation des postures et le traitement des formes qu’elle met en valeur.

 

Depuis une dizaine d’années, Delphine Portier a renoué avec ses racines paternelles en élisant domicile à Châteauneuf. Mais sa carrière artistique a commencé dans l’Atelier Hourdé, à Paris, dans le 17e. Puis elle a suivi les cours des Beaux-arts de Versailles. Dès 1990, elle enchaîne salons et expositions. «Cela fait maintenant une vingtaine d’années que je peins. Bien sûr, au début, je n’avais pas de style particulier». Mais à force de pratique, elle s’est fabriqué son propre genre, dans le sillon tracé par les expressionnistes. Inspirée par des peintres comme Egon Schiele, Oskar Kokoschka ou encore Francis Bacon, elle a créé son propre univers.


Elle ne peint pas de paysages, mais se consacre essentiellement à la représentation humaine. Le fond est juste mis en valeur par une couleur différente des silhouettes, ses visages sont comme détachés de la toile. Ses personnages sont faméliques, ses silhouettes allongées, étirées. Les figures et les mains suivent les torsions du corps, les articulations sont accentuées. Un cerne noir enveloppe le personnage et le rend encore plus inquiétant. Elle aime utiliser une ligne tranchante et nerveuse qui accentue l’effet dramatique de ses oeuvres. Chez Delphine Portier, la chair de l’Homme est soustraite au profit des aspérités osseuses, l’effet est amplifié par le travail de la lumière sur les couleurs sombres. La féminité ne cherche pas à séduire, bien au contraire, ses portraits nous dévisagent, à la limite de la culpabilité, du mal être. Au lieu de considérer la forme pour la rendre dynamique, la sensibilité de l’artiste suit une voie opposée, celle de la déformation.


En quête du choc visuel

Elle crée un choc visuel, un malaise de la perception, entre désespoir et tragédie. La couleur est vive, criarde, la ligne, bien que loin d’être brisée, joue le rôle d’élément oppressant. La perspective, quand elle est utilisée, ne sert plus à donner des certitudes visuelles, mais au contraire, elle permet de déconcerter l’oeil. L’image est simplifiée, déformée, brutalisée.


L’artiste utilise des couleurs vives et flamboyantes : du vermillon, du jaune, de la Terre de Sienne, de l’ocre, de la Terre d’ombre, «mais mes couleurs de prédilection sont le jaune, le rouge et le noir», m’avoue-t-elle. Elle utilise des techniques mixtes, tels que le plâtre qu’elle passe au couteau, mais travaille essentiellement l’huile à laquelle elle ajoute des nuances de transparence à la laque.


Ses personnages sont principalement représentés sur de grandes toiles, ce qui multiplie considérablement l’intensité de leurs désespoirs. «Les regards hallucinés aux yeux jaunes, les bouches rouge vif, grandes ouvertes et, pour certaines, édentées, les cheveux noirs, dressés sur la tête, rythment expressivement la toile», dit-elle pour décrire une de ses oeuvres. En effet, les yeux jaunes sont la marque de fabrique de l’artiste. Sur toutes ses toiles, les personnages ont le même regard qui fait s’interroger sur sa propre existence.


Elle donne une expression tragique aux sculptures qu’elle réalise. Là encore, l’artiste s’attache à représenter le visage humain avec toute la souffrance et le désespoir qu’il peut renfermer, un peu à la manière d’Edvard Munch avec son célèbre tableau Le Cri.


La couleur violente et la ligne brisée

Son travail peut être résumé par deux notions : la couleur violente et la ligne brisée. La première est obtenue par l’explosion de gammes chromatiques résolument excessives, tandis que la deuxième s’oppose diamétralement à l’élégance de la ligne courbe. Devant une telle alchimie, que l’on aime ou que l’on déteste, le travail de Delphine Portier peut tout, sauf laisser indifférent.


Pour conclure, précisons que Delphine Portier est une artiste cotée aux enchères, avec une clientèle déjà établie. Pour l’anecdote, le père de Maud Fontenoy, la navigatrice, lui a acheté un tableau récemment. Mais pour les budgets plus modestes, l’artiste peint ses personnages directement sur le tissu, vous pouvez acquérir un tee-shirt pour une trentaine d’euros. Elle vend également des cartes postales, ou encore des canevas (commande sur son site internet).


Virginie Villemont
La Bouinotte- le magazine du Berry
N° 113 Automne 2010

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